De la concurrence dans le ciel des Cayes
Par Thomas Lalime
Le Nouvelliste Haiti, 28 juil. 2025
Le jeudi 12 juin 2025, un avion ERJ 145 de la compagnie IBC Airways avait effectué un vol d’essai à l’Aéroport Antoine Simon des Cayes, marquant ainsi le premier vol international de cet aéroport récemment réaménagé. Notre confrère Jean Daniel Sénat avait réalisé un reportage autour de ce lancement dans l’édition du Nouvelliste du weekend du 13 juin 2025. Selon Dimitri Fouchard, représentant d’IBC Airways en Haïti cité dans le reportage, le test a été concluant : la piste de 6 100 pieds est jugée suffisante, bien que quelques ajustements soient nécessaires, notamment au niveau des infrastructures de contrôle des passagers. Ces travaux devaient être complétés en trois semaines, et les responsables d’IBC Airways envisageaient un début des vols commerciaux au beau milieu du mois de juillet 2025.
IBC Airways prévoit de lancer trois vols par semaine entre Les Cayes et Miami, avec des avions de 30 places, et envisage une future liaison avec Fort Lauderdale selon l’ampleur de la demande. En attendant la certification de l’Aéroport Antoine Simon des Cayes, les vols devront faire escale à Kingston. En plus du transport de passagers, un service de fret ou cargo est également envisagé, sous réserve de l’installation de structures adéquates comme une douane permanente et un entrepôt. Ces structures ainsi que la certification relèvent de la compétence des autorités étatiques, à savoir l’Office national de l’aviation civile (OFNAC) et l’Autorité aéroportuaire nationale (AAN).
Le système de réservation pour les vols d’IBC Airways et les prix devaient être disponibles depuis le début du mois de juillet 2025. Quelques jours avant la date prévue pour le lancement des vols commerciaux, IBC Airways a accusé l’AAN de bloquer ledit lancement. Malgré la réussite du vol test, le lancement prévu à la mi-juillet a dû être reporté. Dimitri Fouchard affirmait avoir envoyé six lettres à l’AAN qui seraient demeurées sans réponse.
L’AAN clame son innocence
Le directeur général de l’AAN, Yves Ducarmel François, a été obligé d’entreprendre à la mi-juillet toute une campagne médiatique pour rejeter ces accusations, affirmant que l’institution a «répondu aux requêtes d’IBC Airways et les a même accompagnés dans leurs démarches ». Il rappelle que l’AAN n’est pas responsable de délivrer des autorisations commerciales, mais plutôt d’aménager les infrastructures aéroportuaires selon les normes. Les autorisations sont plutôt du ressort de l’OFNAC.
Le différend, selon le directeur général, porte sur les conditions d’aménagement de l’Aéroport Antoine Simon, encore en développement. Il affirme qu’IBC Airways souhaite installer des conteneurs provisoires pour démarrer ses opérations, mais l’AAN insiste sur le respect des normes techniques. Une visite du site, dit-il, a été proposée à la compagnie pour définir les espaces à leur allouer. Selon M. François, l’AAN est prête à collaborer, mais attend une réponse d’IBC d’Airways.
Notre confrère Valéry Numa, entrepreneur de grande notoriété dans le département du Sud, qui supporte le lancement du vol international Cayes-Miami, affirme dans son émission Vision 2000 à l’écoute qu’il dispose des éléments d’information prouvant qu’il y a bel et bien eu blocage. Celui-ci se situerait à deux niveaux. D’abord, au niveau de la Sunrise Airways, la compagnie aérienne haïtienne qui utilise actuellement l’Aéroport Antoine Simon, notamment pour des vols Cayes/Port-au-Prince et Cayes/Cap-Haïtien. À quelle fin? En vue de maintenir une situation de monopole où elle peut fixer des prix élevés pour un service de qualité pour le moins discutable, selon le témoignage de nombreux passagers. Le blocage, selon M. Numa, s’exerce surtout au niveau des autorités étatiques qui supporteraient la Sunrise Airways.
Dans un entretien à AyiboPost, M. Phillipe Bayard, président de la compagnie Sunrise Airways, revendique le droit à un monopole naturel puisqu’il est le seul opérateur haïtien à évoluer sur le circuit. Comme si Sunrise Airways devait avoir une sorte d’exclusivité sur ce marché. M. Bayard, relève M. Numa, aurait fait ce même genre de déclaration concernant Aruba Airlines en affirmant qu’il n’y a plus de place pour d’autres compagnies aériennes sur le département du Sud. On ne sait pas trop si sa position concerne tout le pays.
Dans l’un ou l’autre des cas, aucun entrepreneur ne peut décider de qui peut entrer sur un marché. S’il y a blocage, la complicité se trouve au niveau des dirigeants de l’État. Quel serait alors l’intérêt d’un dirigeant à boycotter l’entrée sur le marché d’une nouvelle compagnie qui profiterait aux consommateurs ? Une question à investiguer par l’Unité de lutte contre la corruption.
Les avantages de la concurrence
Dans la théorie économique classique, le marché concurrentiel, ou marché de concurrence pure et parfaite, constitue un modèle de référence permettant d’analyser les mécanismes de formation des prix et d’allocation des ressources. Bien qu’il soit rarement observé tel quel dans la réalité, ce modèle théorique fournit un cadre essentiel pour comprendre le fonctionnement des marchés. Il repose sur un ensemble de caractéristiques strictes, qui visent à garantir une concurrence maximale entre les agents économiques.
La première condition d’un marché concurrentiel est la présence d’un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, de taille suffisamment petite pour qu’aucun d’eux ne puisse influencer seul le prix du marché. Chaque acteur économique est ainsi un preneur de prix : il accepte le prix du marché comme une variable exogène, sans pouvoir le modifier par son comportement individuel. C’est le principe de l’atomicité du marché. Sur un marché concurrentiel, les biens ou services échangés sont considérés comme parfaitement identiques, quel que soit le producteur. Cette homogénéité des produits signifie que les consommateurs n’ont aucune raison de préférer un vendeur à un autre. Il n’existe ni différenciation, ni stratégie de marque : seul le prix compte dans la décision d’achat.
La concurrence parfaite suppose également que tout agent économique peut entrer ou sortir librement sur le marché. Il n’existe donc aucune barrière à l’entrée, qu’elle soit réglementaire, technologique ou financière. Cette condition permet une régulation automatique du marché : les entreprises entrent lorsque les profits sont attractifs, et sortent en cas de pertes persistantes.
La transparence est un autre pilier du marché concurrentiel. Tous les agents doivent disposer d’une information parfaite, complète et gratuite sur les prix et la qualité des produits, les coûts de production. L’État a la responsabilité de rendre cette information disponible à tous les agents économiques. L’absence d’asymétrie d’information empêche toute manipulation ou comportement opportuniste, et garantit une concurrence équitable. Enfin, le modèle concurrentiel suppose une libre circulation du travail et du capital. Les facteurs de production peuvent se déplacer instantanément d’un secteur à un autre, selon les besoins du marché. Cette mobilité parfaite assure une allocation optimale des ressources vers les activités les plus rentables.
Lorsque toutes ces conditions sont réunies, le marché atteint un équilibre optimal dans lequel le prix correspond à la rencontre entre l’offre et la demande. Aucun agent n’a alors intérêt à modifier son comportement, et les ressources sont allouées de manière efficace. Cependant, ce modèle reste une construction théorique. Dans la réalité, la plupart des marchés présentent des formes de concurrence imparfaite : produits différenciés, information incomplète, barrières à l’entrée. C’est pourquoi l’analyse des écarts par rapport à ce modèle, comme le monopole, l’oligopole ou la concurrence monopolistique, constitue un champ essentiel de l’économie moderne.
À son émission Vision 2000 à l’écoute du 22 juillet 2025, Valéry Numa a confirmé le report des vols commerciaux d’IBC Airways pour le premier octobre 2025 à cause des retards au niveau de l’AAN. Avant la disponibilité de ces vols, il peut y avoir des vols charters. Une rencontre de travail, rapporte-t-il, a eu lieu le 21 juillet 2025 entre les responsables d’IBC Airways et les autorités. Une mission d’évaluation est prévue afin d’installer les containers nécessaires au démarrage des vols d’ici le mois d’octobre. Deux mois seront nécessaires pour finaliser ces travaux. Valéry Numa demande aux organisations de la société civile de surseoir aux manifestations prévues en attendant un suivi régulier de l’évolution des travaux promis. Si tout cela se passe comme prévu, ce conflit devrait être bientôt chose du passé et les Cayens pourront voyager des Cayes vers Miami en choisissant IBC Airways ou Sunrise Airways.
Des prix déjà à la baisse
Valéry Numa l’a confirmé, en réaction au lancement des vols d’IBC Airways, Sunrise Airways compte bientôt effectuer un vol Cayes-Miami pour ne pas perdre ce marché. Il cite même le cas, preuve à l’appui, d’un passager qui a déjà acheté un ticket au prix de 749 dollars américains contre 1600 auparavent. Un vol deux fois moins cher que le prix pratiqué par le passé. Les voyageurs ne demandent pas mieux. Qui plus est, il y aura certainement une amélioration de la disponibilité et de la qualité des services et l’on n’aura plus besoin de passer par Cap-Haïtien ou Port-au-Prince pour se rendre en Floride !
Dans le secteur aérien du département du Sud, on ne s’attend pas à avoir un grand nombre d’opérateurs. Deux ou trois opérateurs seraient raisonnables avec la possibilité de libre entrée sur le marché et de libre circulation de l’information. Cela aboutirait à une concurrence oligopolistique avec, on le souhaite, une régulation et une surveillance impartiales de l’État.
Dans un oligopole, chaque entreprise est consciente de l’existence et des réactions potentielles de ses concurrentes. Cela conduit à une interdépendance stratégique : lorsqu’une entreprise modifie ses prix, sa production ou ses investissements, elle anticipe les réactions des autres. Cette situation donne souvent lieu à des comportements prudents, à des guerres de prix, ou à des stratégies de différenciation au profit du consommateur. Parfois aussi, à une situation de collusion où les compagnies s’entendent pour agir comme si c’était un monopole.
La population haïtienne avait fait la même expérience avec l’entrée de la Digicel sur le marché. Avant, le coût des appels était exorbitant et l’utilisateur payait les appels entrants et sortants pour une qualité et un service à la clientèle très contestables. L’entrée de la Digicel, qui était férocement combattue par les opérateurs existants, avait fait chuter les prix et améliorait significativement la qualité de services. Il en serait probablement de même pour le secteur aérien du Sud. Bien entendu, après le contrôle du marché par la Digicel, la qualité des services a dégradé énormément. L’État n’a donc pas intérêt à laisser le contrôle d’aucun marché à une compagnie ou un secteur.
Évidemment, comme le soutient M. Bayard, il faut encourager les entreprises nationales. Sunrise Airways est le seul opérateur à connecter Haïti avec le reste du monde après le départ des compagnies internationales. Mais cela ne doit pas se faire au détriment du bien-être des consommateurs qui devrait être l’ultime objectif des dirigeants de l’État. Les entreprises haïtiennes doivent redoubler d’effort pour fournir un meilleur niveau de satisfaction à la clientèle avant de revendiquer un certain droit du sol. Le tarif du nouveau vol Cayes-Miami de Sunrise Airways montre qu’il était possible de faire beaucoup mieux. Elle n’avait pas cependant pensé à le faire tant qu’il n’y avait pas eu la menace d’un concurrent.